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Utopie & langage (feat. VTF Mourier)

Fin 2015, Alexandre Mare (critique et commissaire d’exposition) demandait à Sébastien Hayez (auteur de plusieurs créations distribuées par VTF) d’imaginer un article consacré au langage & à la littérature de l’imaginaire pour la revue Yellow Submarine. 2016 voyait l’anniversaire des 500 ans de la publication du Utopia de Thomas More ; aussi, il était intéressant de mettre en parallèle la typographie utopienne avec une typographie utopique : celle de Eric Mourier, auteur du Mourier dont le revival est publié sur nos pages. Cet article est aujourd’hui aussi disponible dans les pages du numéro 138 de la revue.

Utopie & langage : naissance, renaissance

S’il fallait donner une définition froide de la littérature, nous pourrions convenir qu’elle est l’exploitation du langage par l’écriture. Cette écriture est un système de signes organisés de façon rationnelle par le biais d’une syntaxe, la forme de ces signes variant selon les contextes historiques, culturels et géographiques. L’écriture typographique telle qu’on l’utilise en occident depuis Gutenberg et plus massivement depuis l’apparition de l’ordinateur personnel, a sensibilisé un vaste public aux questions d’esthétique de la lettre. Pourtant, renvoyée à un degré moindre, la typographie est la forme solide du langage, la peau qui habille nos mots quotidiens. Les langages créés au sein des littératures de l’imaginaire, SF comme Fantasy, sont le plus souvent porteurs d’un style graphique assez radical. Cette esthétique est le miroir d’une utopie qui nous en apprend davantage que l’analyse d’une grammaire imaginaire. Deux cas en particulier peuvent se révéler particulièrement éclairants à ce sujet, l’un fête ses 500 ans en 2016, l’autre, plus récent, est vieux d’à peine un demi-siècle.

L’utopie est un néologisme entré dans le langage courant, et issu du titre de l’ouvrage écrit par Sir Thomas More, humaniste, philosophe et auteur anglais. L’utopie contient dans son étymologie même la meilleure définition que l’on puisse en faire : “en aucun lieu” ou “lieu du bonheur”, selon qu’on considère le préfixe a comme privatif ou la contraction de eu signifiant bien, heureusement. Aucun lieu puisqu’il est une île imaginaire de l’océan Atlantique, mais aussi une possibilité, un modèle de réussite qu’il ne serait pas interdit de mettre en place. Le livre de More est un récit rédigé en latin et décrivant une société idéale cultivant une politique et une spiritualité dont les équilibres garantissent le bonheur à ses citoyens. Cette société possède son langage propre, très proche du latin, tant dans sa syntaxe que son vocabulaire. L’idéal d’une langue utopique ne repose donc pas dans le corps, dans la mécanique de ce système mais dans son esthétique.

More n’offre pas l’écriture utopienne dans la première édition de son livre :

“The Utopian alphabet, good reader, which in the above written epistle is promised, hereunto I have not now adjoined, because I have not as yet the true characters or forms of the Utopian letters. And no marvel, seeing it is a tongue to us much stranger than the Indian, the Persian, the Syrian, the Arabic, the Egyptian, the Macedonian, the Sclavonian, the Cyprian, the Scythian, etc. Which tongues, though they be nothing so strange among us as the Utopian is, yet their characters we have not. But I trust, God willing, at the next impression hereof, to perform that which now I cannot: that is to say, to exhibit perfectly unto thee the Utopian alphabet. In the meantime accept my goodwill. And so farewell.”

Un exemple d’utilisation concrète de cet alphabet figure donc uniquement dans un addendum rédigé par Peter Giles, ami proche de More. Cette présentation est une page seule figurant un abécédaire latin et sa correspondance utopienne, suivi de huit lignes : d’abord la transcription en alphabet latin, légendé de son original écrit en alphabet utopien, ensuite, en pied de page, le texte est traduit et composé en latin.

Utopia, Thomas More, 1516

L’alphabet est une somme de formes géométriques simples, modulées par des segments de droites ou un point. Les lettres j, v, w et z sont absentes, conformément à l’alphabet latin. Les 6 premières lettres sont constituées de cercles, les 5 suivantes de demi-cercles, le m est un triangle quand les 4 suivantes sont des angles, enfin les 6 dernières lettres sont des carrés. Cette organisation ne renvoie à aucune logique propre aux systèmes d’écriture connus. More semble chercher dans cette organisation une façon d’effacer toutes références culturelles ou historiques. Le choix de formes géométriques basiques peut donc s’expliquer par une volonté politique de redéfinir la culture sur une base neuve, et d’offrir aux citoyens une écriture la plus dépouillée possible et facilement reproductible, les non-lettrés pouvant dès lors rapidement acquérir les tracés nécessaires à son écriture, le statut insulaire pouvant expliquer aussi la singularité de ce système d’écriture.

Geoffroy Tory, Champfleury, 1529

Autre fait important, l’alphabet n’est pas bicaméral, c’est-à-dire qu’il ne comporte pas de différenciation entre majuscules et minuscules. More élimine cette distinction apparue à la fin du VIIIe siècle avec l’écriture caroline voulue par Charlemagne, et modèle des premières écritures humanistes italiennes. Voilà donc un système réduit à sa plus simple fonction : un code élémentaire permettant l’enregistrement de la pensée sous une forme graphique basique. Esthétiquement, le système d’écriture semble totalement original, les lignes composées dans ce caractère ont davantage l’apparence de notations mathématiques, voire d’un message crypté. Faut-il alors chercher du côté des cryptographies une quelconque forme d’influence ou d’héritage ? Par sa proximité avec l’esthétique géométrique, il conviendrait de citer l’écriture Noachite, un alphabet codé selon le schéma d’un carré subdivisé en 9 modules, par sa position au sein de la matrice chaque module trouve une forme propre. Ce module peut être accompagné d’un ou deux points, qui définissent précisément la lettre correspondante. Dans cet exemple, le but n’est pas de donner corps à un langage mais de le refermer dans une forme secrète, hermétique, c’est-à-dire réservée à l’initié. Ce système trouva une utilisation très répandue au XVIe siècle, mais son origine semble plus ancienne, renvoyant au carré de trois exposé par Théon de Smyrne (IIe siècle après J.-C.), philosophe néo-pythagoricien. Pour autant, il serait difficile d’affirmer que More crée son alphabet en connaissant cette cryptographie, qui deviendra au XVIIIe siècle l’apanage des francs-maçons.

Lettres Patentes de la Loge des Trois Colonnes, 1751

Bien que le récit de More connaisse un véritable succès dès sa publication, tant en Angleterre que dans le reste de l’Europe, la langue et l’écriture utopienne n’ont pas hérité du même engouement. Toutefois, en 1529, soit 13 ans seulement après la publication de l’addendum, l’imprimeur et humaniste français Geoffroy Tory présente l’alphabet parmi plusieurs modèles de calligraphies médiévales et étrangères dans les pages finales du Champfleury, un traité grammatical et typographique rédigé en français et introduisant entre autres les lettres accentuées, la cédille et une bonne part de la ponctuation actuelle. Tory remanie très peu la typographie proposée par More, gardant les terminaisons des courbes en crochet et ne présentant aucune application textuelle, pour se focaliser principalement sur les formes et non sur la langue elle-même. En 1929, Eric Gill, grand dessinateur de caractères, graveur et sculpteur anglais, se voit commander par les éditions Golden Cockerel une nouvelle maquette pour Utopia. Cela l’oblige à livrer une planche originale de l’alphabet utopien. Gravées sur bois, en réserve sur un fond noir, les lettres possèdent l’élégance des créations lapidaires du maître, bien que les formes restent extrêmement fidèles à l’original. Gill connaît bien l’oeuvre de More puisque, vingt ans auparavant, il a mis en page une première édition du livre pour l’éditeur Ashendene.

Thomas More, Utopia, Gravure de Eric Gill, 1929

La période contemporaine ne connaît pas d’utilisation marquante de l’alphabet utopien, ni par de grands noms du métier, ni par des marques importantes. Notons tout de même un cas particulièrement pertinent. En 2011, le studio graphique londonien Åbäke conçoit une édition du texte de More renommée Utopia in Utopia. Contrairement à toutes les éditions précédentes, celle-ci se veut peut-être la plus fidèle. Mais au lieu de produire un fac-similé respectueux, le studio propose le texte original composé entièrement dans l’alphabet inventé par More. Allant plus loin, le style des caractères a été revu pour lui conférer une couleur historique rappelant les courbes brisées des calligraphies gothiques en vigueur dans l’Angleterre de la Renaissance. Ce grand écart entre forme originale géométrique et réinterprétation contemporaine via une graphie médiévale est à la fois un renversement esthétique particulièrement porteur de sens et un tour de force stylistique finement amené. Étrangement, cet alphabet retrouve une forme proche des lettres latines : les carrés ressemblent à des O, les demi-cercles à des C et certains angles à un L. Le texte dépouillé sur la page prend alors une teinte trouble, entre graphie et cryptographie. Cette extrême liberté est rendue possible par l’audace des éditions Dent-de-Leone, fondées par deux des membres du studio de graphisme.

Thomas More, Utopia in Utopia, Dent-De-Leone, 160 x 237 mm, 2011

Mais au XXe siècle l’utopie de More a perdu beaucoup de son impact initial, tant d’un point de vue littéraire que politique ou sociétal. L’ère moderne a pu apparaître comme une nouvelle utopie, d’abord avec les idéologies issues de la révolution industrielles (Marx et Morris notamment) et le rêve socialiste d’une société guidée par et pour le peuple et dont les intérêts seraient défendus par des représentants politiques désireux de bâtir un monde plus égalitaire ; puis, après la Seconde Guerre Mondiale, sous la forme d’une utopie de progrès rendue possible par les évolutions technologiques produites par le prolétariat et permettant à la société de jouir davantage des congés payés, de moyens de transport rapides, du confort moderne et d’une éducation permettant la réalisation personnelle et donc l’avancée sociale.

Le téléphone et les moyens de communication se développent, les graphistes se voient confier un travail de conception de plus en plus vaste et important : expositions, éditions, publicités, affiches, etc. Pour répondre rapidement à ces chantiers, le travail se fait de plus en plus organisé et rationnel. Les Suisses propagent une conception professionnelle fortement axée sur la grille de mise en page, qui permet, par le découpage de la surface en colonnes puis en modules, de positionner les grandes masses d’informations, puis de créer un rythme et des séquences mettant en évidence les qualités des biens et services proposés par les marques. Pour autant la typographie reste basée sur des modèles créés en 1898, notamment avec l’Akzidensk Grotesk, une typographie sans empattement, toujours promue comme un modèle de modernité objective.

En Europe du Nord, les tempéraments sont différents et les créateurs peuvent sembler plus audacieux en proposant un style résolument tourné vers la subjectivité, en symbiose avec l’air du temps. Wim Crouwel, graphiste confirmé et créateur de nombreux lettrages expérimentaux, est un adepte de la grille. Il l’utilise et l’exploite à outrance dans toutes ses réalisations, au point que ses collègues du studio Total Design le surnomment “Mr Gridnik”. En 1967, il se penche sur la problématique des typographies pour écran cathodique. La pixellisation de caractères existants implique une simplification des courbes et des diagonales par une transcription sous forme d’escalier, le plus souvent peu appropriée. Plutôt que de proposer une police minimisant cet effet, Crouwel décide simplement de composer son alphabet uniquement de verticales et d’horizontales, sur la base d’une grille de 5 par 9 modules aux extrémités terminées à 45 degrés. Le résultat est difficilement lisible, son but n’étant pas une utilisation concrète, mais la recherche théorique. Le fruit de ce travail est imprimé dans les 16 pages d’un livret publié par l’imprimeur Steendruckkerij de Jong & Co, dans la fameuse série des Kwadraat-Bladen, prétextes à expérimentations graphiques. L’influence sera telle que la prochaine publication de cette série sera A counter-proposal de Gerard Unger, offrant la création d’une typographie optimisée pour l’écran et à la lisibilité accrue.

Wim Crouwel, New Alphabet, Kwadraat-Bladen n°23, Steendrukkerij de Jong & Co, 250 x 250 mm, 1967

Cet exemple n’est pas ancré totalement dans une approche utopique de l’écriture ; pour autant, il a été l’instigateur d’une redéfinition de l’approche du design typographique à l’aube du post-modernisme en abordant la lettre comme un matériau plastique dont la fonction n’est pas uniquement la lisibilité fonctionnelle. En 1970, c’est un jeune graphiste et enseignant danois de 31 ans qui va consacrer son temps libre à la définition d’un projet utopique destiné à révolutionner la conception éditoriale. Eric Mourier, contrairement à Crouwel, ne se limite pas à un exercice théorique, mais livre le fruit de son travail au sein d’un objet littéraire original. Associé avec l’auteur et poète danois Knud Holten, il met en page un poème inédit, The Myth about the bird B. L’objet est un leporello, c’est-à-dire un livre en accordéon se déployant sur près de 3,5 mètres une fois ouvert, pour 10 par 21 centimètres une fois fermé. Publié à 2500 exemplaires par le Graphic College du Danemark et imprimé par le High School of Book-craft de Copenhague, sa surface est maculée par une typographie bicolore noire et ocre, décrivant un rythme régulier de lignes ouvertes tel un vaste labyrinthe parcourant la page.

Knud Holten & Eric Mourier, The myth about bird B, The Graphic College of Denmark, 100 x 210 mm, 1970
Knud Holten & Eric Mourier, The myth about bird B, The Graphic College of Denmark, 100 x 210 mm, 1970
Knud Holten & Eric Mourier, The myth about bird B, The Graphic College of Denmark, 100 x 210 mm, 1970

“Depuis la Renaissance le livre n’a pas connu de changement marquant dans sa conception formelle. Les auteurs, je pense, ont changé comme tout le reste. Mais l’auteur contemporain est souvent laissé dans le pétrin. Ses voeux sont-ils autres qu’un simple alignement de mots en rangées de longueur égale, les unes en dessous des autres, alors il devra suggérer une alternative, et serait forcé de mettre en pratique ses idées lui-même, pour lesquelles il n’aura, en général, ni les qualifications ni les opportunités pratiques. Je n’attends pas, bien sûr, que tout les livres à venir soient révolutionnés par ma méthode. Et pourtant j’espère qu’elle contribuera à générer davantage de nouvelles voies. Le présent cas n’est pas celui d’un titre littéraire bien connu, choisi au hasard, et présenté selon un nouveau procédé ; c’est l’exemple d’une inspiration mutuelle entre Knud Holten et le rédacteur de cette introduction. Knud Holten a écrit spécialement pour mon alphabet, et la mise en page de chaque page a été déterminée par son texte.

Knud Holten & Eric Mourier, The myth about bird B, The Graphic College of Denmark, 100 x 210 mm, 1970

Il en résulte un livre-dépliant mû par des considérations esthétiques : ici le lecteur n’est pas entravé par des pages isolées se succédant, mais percevra l’ensemble dans son entièreté, un processus ornemental. À propos du lettrage, on peut dire que chaque lettre individuelle a été dessinée sur la base d’un schéma rigoureux et détaillé : 49 carrés, noir et blanc, en colonnes alternées, aucun tracé clos, un espace d’un carré, etc. Au sein de cette règle, le but a été d’obtenir le plus grand nombre de possibilités ressemblantes aux lettres “ordinaires”, et, simultanément, un système logique de formes. Les lettres c et u, k et y, a et v, par exemple, sont identiques, simplement modifiées par rotation. Les lettres ont été transférées sur films, découpées et montées séparément sur une feuille adhésive, page par page.”

Knud Holten & Eric Mourier, The myth about bird B, The Graphic College of Denmark, 100 x 210 mm, 1970

Eric Mourier garde donc une approche similaire à celle de Crouwel mais resserre les contraintes, sur la base d’un carré subdivisé en 7, soit 49 modules. Mourier reconnaît volontiers “un effet ornemental proche des caractères cunéiformes ou hébreux”. On pourrait ajouter une certaine ressemblance avec les calligraphies arabes composées dans le style kufi géométrique, mais aussi avec l’esthétique des QR codes lisibles par smartphone.

    

Calligraphie arabe de style kufi & QR Code

L’extrême rigueur formelle est sensiblement contrebalancée par les justifications libres des lignes de texte. Rédigé uniquement en danois et dans cette typographie, le livret est introduit par un rabat donnant les clés de sa lecture : un abécédaire accompagné des notations numériques et de ponctuation. Un dépliant de 6 pages composé à la machine à écrire offre, quant à lui, les introductions rédigées individuellement par chacun des auteurs.

Premières pages & livret introductif de 6 pages
Premières pages & livret introductif de 6 pages

La typographie créée par Mourier est monocamérale, tout comme celles de More et de Crouwel. Alors que ce choix pouvait signifier à la Renaissance un retour en arrière, à l’aube des années 1970 c’est plutôt un retour vers un idéal universel, tel que la nouvelle typographie allemande et le Bauhaus en particulier l’ont justifié dans les années 1920 via les figures de Jan Tschichold et d’Herbert Bayer.

Si l’alphabet de More a connu quelques résurrections, nous l’avons vu, celui de Mourier a été moins chanceux : The myth about the bird B restera une publication réservée aux connaisseurs danois et son influence ne s’étendra pas au delà. L’utopie d’une nouvelle conception éditoriale n’a jamais dépassé le stade de l’expérimentation, tout comme les jeux de Mots en liberté chers aux futuristes italiens du début du XXe siècle. C’est tout au plus le désir à travers un graphisme radical de générer directement un sentiment auprès du lecteur, une communication esthétique utopique que les Beaux-Arts concrétisent au quotidien, et que les Arts Appliqués rêvent de réaliser à leur tour.

En 1972 le Mourier est sélectionné dans les pages de New Alphabets A to Z de Herbert Spencer et Colin Forbes, aux côtés des créations de Crouwel et d’autres grands concepteurs. En 2012, la fonderie de caractères française Velvetyne retrouve cet ouvrage, et avec l’accord de Mourier décide d’en créer une version numérique diffusée librement sur son site. De son côté, l’alphabet utopien de More est lui aussi disponible sur plusieurs site web, permettant à l’usager amateur de concrétiser à son échelle une utopie de papier A4.

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